« I found a love for me
Darling just dive right in
And follow my lead
Well I found a girl beautiful and sweet
I never knew you were the someone waiting for me
'Cause we were just kids when we fell in love. »

La voix d’Ed Sheeran continue d’envahir l’habitacle sur la route me ramenant en ville. Je chante à tue-tête comme si personne n’était là. En fait, quand j’y penses, personne n’est là… Donc je chante encore plus fort. Quand j’étais petite on me disait, quand je chantais, « la honte ne tue pas t’inquiètes pas... » avec un bon petit sourire hypocrite. Et puis j’ai pris des cours de chant. Ça a tout changé, même si je n’ai pas de talent particulier. Je repense aux ingrédients que j’ai acheté à la ferme qui borde la ville. J’ai laissé Amélia là-bas pour qu’elle puisse jouer avec ses amies, journée patinoire sur la marre, qu’on m’a dit. Je suis contente qu’elle se soit liée d’amitié avec ces petites filles. Elles sont adorables et semblent loin des petites pestes qu’on rencontre parfois. Au début, évidemment, je me suis inquiétée quand on m’a parlé de cette marre gelée et de patinoire. Le père d’Abigail m’a montré ledit environnement et tout était hyper sécurisé. Mon anxiété apaisée, je suis repartie avec un panier de produits fermiers que je vais me faire un plaisir de cuisiner avec amour.

Je dépasse l’auberge et continue ma route. En regardant mon rétroviseur je constate qu’une voiture me suit. Peut-être une autre maman allée déposer sa fille à la ferme ? Cette route n’est empruntée que par les riverains… ou presque puisque je suis là. Comme une boule de feu traversant l’horizon. Oui parce que ma voiture rouge n’est pas vraiment discrète.

Soudain la voiture derrière moi disparaît avec un grand fracas. Je n’ai absolument rien vu, mais bordel, où est cette voiture ? Je ne l’ai pas inventée quand même… Je décide d’en avoir le cœur net, met mes clignotants et fais marche arrière. Ma voiture garée sur le bas coté, je suis les traces de roue et finit par retrouver la fameuse voiture grâce aux cris de la conductrice. Le véhicule est sur le toit, la conductrice tête en bas, dans le fossé. Elle doit être angoissée par la situation et si elle est blessée, ça risque de compliquer les choses. « Hey ! » je crie alors. J’appelle en même temps les secours pour qu’ils viennent nous aider le plus vite possible. L’endroit est reculé, ils n’arriveront pas avant un moment… il vaut mieux que je descende un peu dans le fossé pour pouvoir la dégager, si c’est possible.

Je m’approche jusqu’à pouvoir m’appuyer contre la voiture afin de ne pas tomber. Je baisse légèrement la tête afin d’être à la même hauteur que la victime, une jeune femme blonde dont le visage ne m’est pas inconnu… impossible de remettre un prénom sur la bouille, en revanche. « Bonjour, comment ça va ? Vous êtes blessée ? » je demande d’abord pour évaluer ce qui est prioritaire ou non. Je ne sais pas si je pourrais la dégager de là seule. Elle doit être coincée par l’habitacle, dans cette position, ce qui rend impossible le dégagement. Mais qui sait, peut-être n’est-ce pas si grave que ça ? « Je m’appelle Savannah. Je suis médecin… les secours sont prévenus mais je peux peut-être faire quelque chose ? Vous vous appelez comment ? »

A travers ses cheveux emmêlés je vois un peu de sang couler sur une mèche. La jeune femme pourrait avoir un traumatisme crânien, sa colonne vertébrale serait-elle touchée ? Il faudra faire attention en la déplaçant. Mieux vaut attendre l’ambulance d’ailleurs, seule je ne ferai qu’aggraver sa situation. Je suis toutefois rassurée de la voir bouger la tête : les cervicales vont bien. Mettant de coté cet instinct de médecin je la regarde dans les yeux pour lui sourire afin de la rassurer. Se retrouver ainsi doit être hyper angoissant et ses mots sortent de manière confuse. Sa ceinture et son bras sont bloqués. Elle les sent, cependant, et c’est une superbe nouvelle. J’aimerais l’aider à sortir de la voiture seulement je ne peux pas prendre ce risque avant de savoir si elle peut se mouvoir – ou pas. « D’accord, on va s’occuper de ça mais une chose à la fois, ok ? » dis-je calmement en employant un ton rassurant. « Est-ce que vous sentez vos jambes et vos bras ? Vous pourriez essayer de les bouger un peu, que je vois comment vous vous débrouillez ? »

Elle s’appelle Amanda. Je souris intérieurement au souvenir d’Amanda Smith, une de mes amies d’enfance à Auckland. Cette fille avait sans cesse un sourire collé sur le visage, les bisounours et les licornes étaient son univers et personne n’y trouvait à redire. Elle illuminait la cour de récréation pendant les pauses, ayant sans cesse des tonnes d’idées de jeux farfelus. « J’étais sur la route oui, je viens de déposer ma fille à la ferme et je rentrais chez moi. » Mes propos sont inutiles au regard de la situation, sauf si ça permet à Amanda de se détendre un peu. « C’est un joli prénom, Amanda… » dis-je pensivement.

Je m’affole complètement quand elle essaie de détacher sa ceinture. « NON ! » je crie pour l’arrêter.  « Il ne faut pas que vous bougiez, vous pourriez vous faire super mal et aggraver la situation, attendez un peu que je rentre là-dedans. » Alliant geste et parole, je me glisse dans l’habitacle pour la soutenir. « Vous êtes claustrophobe, c’est ça ? » ça pourrait expliquer qu’elle veuille sortir de là le plus vite possible, quoi que n’importe qui voudrait sortir de là illico. L’habitacle est étroit, surtout quand la voiture est sur le toit, donc à l’envers. Des bris de verre m’entaillent les genoux mais ce n’est pas bien grave à coté de ce que doit ressentir Amanda. Son bras doit être cassé, vu la douleur qu’elle ressent. « Oui moi ça va, on se concentre sur toi pour l’instant. Est-ce que tu veux essayer de sortir avant que les secours arrivent ? Parce que je ne garantis pas le résultat, je préfère te le dire… je sais que ça doit être inconfortable. »

Je n'abandonnerai pas, non je ne céderai pas
À moins de toucher le fond
Et même alors je me relèverai
Non je ne lâcherai pas 
Je veux tout essayer
Je veux essayer même si c'est voué à l'échec

Le peu de paroles prononcées par la jolie blonde m’inquiète plus qu’autre chose. J’apprends l’essentiel : elle peut bouger bras et jambes, est cohérente, n’a pas de gros traumatisme crânien et ne semble pas avoir perdu connaissance. Peut-être pourrais-je tenter de la sortir de là avant que les secours n’arrivent ? Tout à l’heure je lui ai dit qu’ils arriveraient vite. En mon for intérieur je sais que le mensonge n’est pas loin… parce que nous sommes loin du centre et de l’hôpital, alors à moins qu’une ambulance soit mystérieusement dans les parages, ils mettront un moment à arriver.

Si elle a des lésions internes, avoir la tête en bas risque d’aggraver les choses. Le sang ne circule plus comme il le devrait. Quelques minutes peuvent n’avoir aucune conséquence, mais davantage ? Je n’en suis pas certaine. Gardant mes inquiétudes pour mon compte, je continue de sourire à la jeune femme pour la rassurer. Il se pourrait bien que je ne lui demande de détacher sa ceinture, finalement. Tant que je suis préparée pour la recevoir et faire en sorte qu’elle ne se fasse pas le coup du lapin. Pour ça il faut que je sois bien placée.

« N'allez pas vous blesser, il y a du verre partout... »

Je suis touchée par la sollicitude dont sa voix est dotée. Amanda est blessée, angoissée au possible, mais elle se fait quand même du souci pour moi. En temps normal la jeune femme doit être particulièrement douce et gentille. En général les personnes blessées sont acâriatres ou de mauvaise humeur. Nous le leur pardonnons car c’est un moment difficile de leur vie. Pour nous c’est le quotidien, nous aimerions être bien traités, au moins avec respect, ce n’est pourtant pas toujours le cas. Alors accepter et pardonner, ou se faire respecter, le choix n’est parfois pas si simple. Pour Amanda la question ne se pose pas : elle est d’une prévenance peu commune. « Je vais faire attention, bien sûr. Quelques coupures ne seront rien si je peux vous aider. » Nous décidons de la faire sortir de la voiture. Je ne sais pas si nous y arriverons. Pourtant je ne suis pas défaitiste, j’ai tendance à tout essayer pour atteindre mon but.

« Allez, à trois tu défais ta ceinture et je te réceptionne. Mets tes bras comme ça pour pouvoir glisser plus facilement. » dis-je en lui montrant la position adéquate. Oh c’est sûr que nous aurions l’air de deux idiotes si quelqu’un venait nous voir en cet instant. Le décompte commence, je me redresse légèrement pour pouvoir attraper Amanda au niveau de sa taille afin de ralentir sa chute vers le sol et éviter que sa tête ne subisses un choc. Ce sera la première touchée alors autant faire attention.

Le décompte terminé, nous conjuguons nos efforts : elle glisse comme une plume sur l’eau. Je la serre fort par la taille, évitant son bras blessé et prenant garde à ne pas trop toucher ses côtes. Elle finit allongée sur le dos à mes cotés. Maintenant qu’elle n’est plus coincée j’ai l’impression que l’habitacle est encore plus petit. Je me contorsionne pour sortir par la fenêtre ouverte. Bon sang, les petits espaces ça ne me plaît pas tant que ça. Il est temps de sortir de là. Une fois dehors je prends Amanda en dessous des bras. Nous nous installons côte à côte pour reprendre nos esprits. « Alors, tu t’imaginai ce matin que tu finirai tête en bas ? Ca n’arrive que dans les films ces trucs-là normalement. » demandai-je avec un petit rire.

J’éclate de rire à la similitude que fait Amanda entre l’achat de persil et l’accident de voiture. Quelque chose d’anodin a évolué en situation vraiment très compliquée. Pour le moment nous ne sommes que toutes les deux, position assez intimiste, mais nous ne devons pas oublier que bientôt d’autres personnes entreront en jeu : les ambulanciers, les flics, les assurances… rien de très joyeux. Je préfère alors savourer avec Amanda ces derniers moments de naïveté. La jeune femme a eu beaucoup de chance, cela aurait pu être bien plus grave qu’un bras cassé et des contusions. Si sa voiture n’était pas fichue, ce serait un jour à célébrer.

Mon froncement de sourcil lui échappe. Pendant qu’elle souffle un instant je me remémore les faits et reste bien songeuse : quelqu’un l’aurait poussée sur le bas-coté ? Y avait-il ne serait-ce qu’une autre voiture ? Comment est-elle arrivée là si ce n’est pas de son fait ? Je ne crois pas en la magie, impossible donc que rien ne se soit passé : cet accident a bien une cause, reste à savoir laquelle. Au fond, c’est le problème des assurances… et des flics. Je pourrais apporter mon témoignage, bien qu’il soit peu concluant vu que je n’ai pas vu grand-chose. « En fait à un moment je te voyais derrière moi, puis l’instant d’après ta voiture avait disparu alors je me suis demandé pourquoi… c’est pour ça que je me suis arrêtée. » La scène se déroule une fois de plus sous mes yeux et je n’y comprends pas grand-chose de plus. « Tu penses que quelqu’un t’a poussé ? Tu as vu quelque chose toi ? » je m’informe auprès d’elle. Quant au mécano, à ce train là ce n’est plus d’un mécano dont elle a besoin mais bien d’une nouvelle voiture. Oh je pourrais bien lui proposer celle de maman pendant quelques jours… Elle ne quitte presque jamais le garage, sauf quand Liam ou moi en avons besoin en urgence. On peut dire que c’en est une, mais je ne suis pas sûre qu’Amanda se sentira prête à reconduire une voiture tout de suite… surtout qu’elle a peut-être des lésions internes que je n’ai pas su déceler.

La peur est vicieuse dans les premiers temps qui suivent un accident. C’est souvent par excès de prudence que les victimes causent un nouvel accident. Pourtant il faut faire avec, car les accidents de la route sont loin d’être rares. Je me souviens d’une jeune fille victime d’un accident alors qu’elle était en vélo, un chauffeur l’a fauchée. Comme Amanda, elle avait eu beaucoup de chance de s’en tirer sans trop de séquelles. Elle n’avait toutefois jamais chevauché son vélo à nouveau. « Ma foi, si tu veux un mécano je peux t’en conseiller un… il pourra te retaper. » je plaisante encore avec elle. « Qu’est-ce que tu faisais sur cette route ? Je ne croise pas souvent de monde… je revenais de la ferme, pour ma part. » Qui aurait cru qu’après l’adrénaline et les décisions foireuses, nous puissions papoter comme si rien ne s’était produit ?

J’ose croire que n’importe qui se serait arrêté dans ce cas-là. Oh j’ai bien failli ne pas le faire moi-même car je n’étais pas certaine qu’il y ai bien eu un accident… tout s’est passé si vite. Amanda a l’air de vouloir se justifier devant moi, je ressens son angoisse et essaie de l’apaiser avec des paroles rassurantes : « Je te crois ! On est pareilles alors… jamais un excès de vitesse ni une contravention. » Pour ça je suis également une conductrice exemplaire. Il m’arrive de dépasser la limite autorisée de quelques miles mais c’est tout. Quant au stationnement… hé bien en tant qu’urgentiste à Swansea j’étais parfois forcée de me garer à la va-vite sur des places pas très conformes. Le macaron de professionnel de santé que j’ai collé sur mon pare-brise aide beaucoup. « Je ne sais pas trop ce qui a causé ton accident, c’est assez bizarre. Tu penses que quelqu’un t’a poussée ? » L’hypothèse « criminelle » n’est pas à exclure. Bien que je n’ai vu personne… Je demande davantage de précisions et la blonde réfléchit quelques instants, se concentrant particulièrement pour se remémorer les faits.

Si elle avait aperçu quelque chose j’aurais forcément vu ou entendu quelqu’un… à moins que ce quelque chose se cache encore quelque part. Un buffle se cacherait-il derrière un buisson ? A l’heure actuelle les secours sont en route. J’espère qu’ils arriveront bientôt, à la fois pour Amanda et pour moi… je ne me sens plus très rassurée tout à coup après ses aveux. Quelque chose m’échappe et je ne saurais dire quoi. Moi qui aime tout contrôler je me sens assez vulnérable en ce moment. Son discours ressemble à celui de beaucoup d’autres : un instant d’inattention et puis pouf, basculée dans le ravin. Cela aurait pu être moi. Je suis heureuse que rien de grave ne lui soit arrivé. Ses blessures mettront du temps à cicatriser mais elle ne devrait pas être immobilisée trop longtemps.

Je comprends sa quête de persil lorsque j’entends sa profession. Je note mentalement de la mettre en contact avec mon garagiste. Elle a toutefois raison : sa voiture est bonne pour la casse. Peut-être que le garagiste pourra récupérer des pièces et les lui acheter, au moins elle n’aura pas tout perdu. Surtout que le remorquage coûte un bras. « Wow, être blogueuse c’est hyper glorieux je trouve ! Tu pourra me donner l’adresse de ton blog ? J’adore cuisiner, mais je cherche souvent des recettes… toi qui ne savais pas comment me remercier, tu pourrais m’apprendre quelques trucs ? » dis-je d’un ton enjoué. Si je m’attendais à tomber sur quelqu’un qui est doué en cuisine… cela fait un moment que je souhaite apprendre un peu plus dans ce domaine. Je prône à mes patients de manger sainement mais manger un plat de frites me donne l’impression d’être hypocrite. « Je suis spécialisée en cardiologie. Si tu veux je peux t’accompagner à l’hôpital ? Je te reconduirai chez toi après…  comme tu n’as plus de voiture ça ne doit pas être évident. » Je révise mon emploi du temps  pour vérifier que rien ne me retiens : c’est mon jour de repos. Je dois aller chercher Amy tout à l’heure mais si je ne suis pas revenue à temps de l’hôpital je pourrais demander à une maman de me l’amener, puis la récupérer pour terminer notre soirée ensemble. Même si j’aimerai beaucoup aider davantage Amanda, Amélia est ma priorité aujourd’hui. Je l’ai bien trop délaissée ces derniers temps.

Soudain un bruit de pas se fait entendre. Mon pouls s’emballe et je prends peur : « Planque-toi ! J’entends du bruit... » Qui que ce soit, il ne nous veut peut-être pas que du bien. Si c’était les ambulances nous aurions entendu le bruit caractéristique de la sirène.

Nous nous cachons tant bien que mal derrière la voiture de la jolie blonde, que j’aide à se déplacer. Un barbu bedonnant nous retrouve. En même temps c’était couru d’avance : nous n’avions rien pour nous cacher et il nous aurait retrouvées de toute façon. « J’étais en tracteur tondeuse et je n’ai rien vu venir. Mais qu’est-ce que vous foutiez-là ? Les femmes, je vous jure, quelles conductrices de merde... » Je lève des yeux effarés vers lui. Alors c’est ça qui s’est passé ? Il a coupé la route d’Amanda et essaie de lui mettre l’accident sur le dos ? Non mais quel gougat ! Je me lève pour lui faire face, montrant mon mécontentement. Je tremble de peur, mais merde… il ne s’en sortira pas comme ça. « Hé là, c’est vous qui lui avez coupé la route ! Et vous pourriez demander comment elle va, vous l’avez envoyée dans le décor. »